Billet d’humeur : Orgueil et Préjugés

Ou le raz-de-marée Léna Situations

Jane_Austen_litterature_anglaiseSouvenez-vous de ce classique de la littérature anglaise : Orgueil et Préjugés de Jane Austen. Quelque part dans le Hertfordshire, à la fin du XVIIIème siècle, les Bennet, une famille bourgeoise mais désargentée, cherchent à marier ses cinq filles. Dans cette quête effrénée du prétendant idéal, Elisabeth, la plus spirituelle des filles Bennet, est amenée à côtoyer un certain M. Darcy. La première rencontre est orageuse. Après quelques échanges de politesse, les avis sont faits : « Elle est passable, mais pas assez belle pour me tenter », déclare Mr. Darcy. Elisabeth qui a inopportunément entendu ces propos déclare à sa sœur ainée : « Je pourrais facilement lui pardonner son orgueil s’il n’avait mortifié le mien ». La suite, vous la connaissez sûrement, au gré de nouvelles rencontres, Mrs. Bennet et M. Darcy, apprennent à se connaître, à faire fi de leurs préjugés et à s’aimer. Méfiance donc à l’égard des premières impressions.

Et je crois qu’en cette rentrée littéraire 2020, nous revivons Orgueil et Préjugés.  Dans le rôle de Miss Bennet, j’ai nommé l’influenceuse Léna Situations, une jeune femme de 23 ans, auteure du livre de développement personnel Toujours plus. Son ouvrage est un condensé de positivité, avec de nombreuses photos d’elle, des tests pour mieux se connaître et des conseils pour acquérir sérénité et bien-être. Et qui mieux que Frédéric Beigbeder, imminent écrivain de littérature blanche, la grande cinquantaine, lauréat des prix Interallié, Renaudot et Rive Gauche à Paris pour incarner M. Darcy.

Là aussi, la rencontre entre ces deux personnalités que tout oppose a été explosive. Mœurs du XXème siècle obligent, la rencontre n’a pas eu lieu, mais les préjugés sont là et les échanges de politesse cathodiques. Le 6 novembre 2020 dans Le Figaro, Frédéric Beigbeder a pris sa plume pour dire tout le mal qu’il pensait de Toujours Plus : « 147 p. de vide, 19,50 € de perdus » ou encore « Entre L’Être et le Néant, Léna Situations privilégie plutôt la seconde option. ». Invitée le 11 novembre sur le plateau de Quotidien, Léna Situations répond qu’elle (et la jeune génération) sont fatiguées par « ce snobisme intellectuel ». Pas de doute, les orgueils sont blessés.

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Frédéric Beigbeder serait-il irrité que le livre le plus vendu actuellement en France (150 000 exemplaires vendus en huit semaines) soit celui de cette Miss Benett 2.0 ? Ou pire un peu envieux ? Rappelons que son dernier ouvrage L’Homme qui pleure de rire s’est écoulé à 60 000 exemplaires, tout Beigbeder qu’il est. Et il y a dans sa chronique un peu d’aigreur et beaucoup de condescendance envers cette nouvelle génération décomplexée qui s’expose sur les réseaux sociaux et fait de l’utilisation de son image un métier.

Pour avoir feuilleté attentivement Toujours Plus en librairie, je pense que mon opinion sur ce livre se rapproche de celle de Frédéric Beigbeder : beaucoup de photos de Léna Situations – trop à mon goût-, des tests un peu bidon et des conseils basiques et archi vus, lus et entendus pour toute personne s’intéressant un tant soit peu au développement personnel.  Et c’est ici que je reconnais une erreur de jugement. J’ai parcouru ce livre avec mes yeux, ceux d’une femme de 37 ans qui a déjà un vécu et quelques expériences dans la vie. Je ne suis clairement pas dans la cible marketing de ce livre. Et encore moins, Frédéric Beigbeder, ponte de la littérature française.

image7Ce livre est à destination des adolescents et des jeunes adultes, à cette génération qui a grandi avec la peur de se voir « shamé » sur les réseaux sociaux. Et si en 147 pages, Léna Situations peut leur fournir quelques clés pour survivre dans ce monde de brutes, pourquoi l’en blâmer ?  Est-ce que ce livre va passer à la postérité. Non. Est-ce qu’il méritait une chronique aussi acerbe de la part de Beigbeder dans Le Figaro ? Toujours non. Est-ce que ces échanges d’amabilités sont l’exemple flagrant d’un fossé générationnel ? Je le crains. 

Mais le succès de Toujours Plus ne pourrait-il pas être un pont entre ces deux générations, celle pour qui le succès se mesure à coup de millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et l’autre pour qui le succès se mérite et s’obtient avec la reconnaissance de ses pairs. Car pour pouvoir se procurer cet ouvrage, les followers de Léna Situations se sont aventurés hors de leurs zones de confort et ont franchi – peut-être pour la première fois – le seuil d’une librairie. Cette génération accro aux écrans et aux réseaux sociaux, que les libraires ont du mal à capter, est venue massivement à eux. Et qui sait, peut-être qu’en plus de l’ouvrage Toujours Plus de Lena Situations, ces jeunes achèteront un livre de poche, un roman graphique ou une bande-dessinée? Peut-être reviendront-ils dans les librairies ? Dans une semaine, un mois, un an. L’essentiel est là, la glace est brisée, 150 000 jeunes se sont familiarisés ou réconciliés avec le livre et le nouveau monde a rencontré l’ancien.

La fin est heureuse dans Orgueil et Préjugés. Qui sait peut-être qu’une rencontre, réelle, cette fois entre Miss Bennet et Mr. Darcy 2.0 parviendrait à atténuer ces tensions bien futiles. Léna Situation, Frédéric Beigbeder, vous ne boxez pas dans la même catégorie, mais il y a de la place pour tout le monde au royaume des livres !

 

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